« La foi est amour, et c’est pourquoi elle crée de la poésie et elle crée de la musique ».
Benoît XVI, catéchèse consacrée à Romanos le Mélode

Chanter est une occupation majeure des moines, que la Règle de saint Benoît appelle et rappelle sans cesse au chœur, sept fois le jour et une fois la nuit. Peu importe qu’il y ait ou non quelqu’un dans la nef de l’église pour les écouter : car les moines chantent Dieu, et les moines chantent pour Dieu.

Chanter pour Dieu est aussi ancien que la Bible : la musique faisait partie de l'office des prêtres et des lévites du Temple de Jérusalem, et le roi David épanchait son cœur devant Dieu en s’accompagnant de la harpe. Les psaumes nous ont gardé des indications musicales, devenues pour une bonne part énigmatiques aujourd’hui.

Les premiers chrétiens transposèrent cet usage liturgique de la musique dans leurs cultures respectives. Les textes les plus anciens témoignent qu'ils se réunissaient dans la nuit et « chantaient en l'honneur du Christ comme pour un Dieu ».

Chanter Dieu, est une action purement gratuite et noblement inutile. Quand l’écho des dernières notes de l’office a fini de s’éteindre, tout redevient comme auparavant, comme si rien ne s’était passé. De cette œuvre exigeante, incessamment reprise, aucune trace ne subsiste. Les notes de musique ne s’entassent pas, on n’aurait pas l’idée d’en mesurer l’accumulation.

Mais DIEU les écoute avec attention et tendresse.

Le mystère chrétien est celui de la Sagesse éternelle de Dieu venue habiter le monde qu’elle avait créé avec ordre, poids et mesure, pour sauver l’homme du désordre qu’il y a introduit par son péché.

Dès les premiers temps, la liturgie, pour emporter l’homme au-delà de lui-même à la rencontre de Dieu, se détourne des mélodies envoûtantes et des rythmes obsédants qui conduisent à l'engloutissement de l’esprit dans l'ivresse des sens, à l'irrationalité et à la démesure. Elle fait le choix d’une musique construite en harmonie avec l’ordre suprême du cosmos et porteuse d’une signification qui élève le cœur, une musique qui « sans abolir les sens, les élève, les fond avec l'esprit ».

Cette musique s’est développée selon différents styles : « alors qu'en Orient, le christianisme byzantin restait fidèle à la tradition de la musique vocale monodique, dans les régions slaves, sans doute sous l'influence de l'Occident, le chant monodique s'amplifia jusqu'à la polyphonie [...].
En Occident, la psalmodie traditionnelle atteint une telle perfection dans le chant grégorien que celui-ci devint le modèle de référence permanent de la musica sacra. »
Cardinal Ratzinger, La célébration de la foi

Aux oreilles modernes, habituées aux splendeurs de la polyphonie classique ou aux rythmes entraînants, le chant grégorien peut tout d’abord paraître bien austère dans son dénuement ; et la modalité antique et surprenante de ses mélodies, venues d’un passé lointain, semble bien pauvre pour occuper, à longueur de vie, de si longs moments dans la journée du moine.

Ces mélodies sont pourtant les pierres de fondation de tout l’édifice musical de notre civilisation occidentale.

Dès les premiers siècles, l’Église a dû se défendre des excès de raffinement et d’esthétisme, mais aussi d’un spiritualisme platonicien qui aurait voulu répudier l’usage religieux de la musique.

Car « la spiritualisation chrétienne n’est pas simplement une opposition à l’univers des sens, comme l’est la mystique du platonisme, mais un cheminement vers le Seigneur qui est esprit (2Co 3,17 ; cf. 1Co 15,45) ; c’est pourquoi le corps est compris dans la spiritualisation. »
Cardinal Ratzinger, l’Esprit de la musique

Le chant grégorien, dans la simplicité de sa monodie, apparut très vite comme la voie médiane qui permettait à la musique d’enrichir les mots de ce qu’ils ne sauraient dire tout seuls, sans que l’art étouffe pour ainsi dire la parole. Les monastères l’ont gardé jalousement et exclusivement, de sorte qu’il était toujours possible de revenir puiser là l’inspiration de la musique chrétienne au fil des siècles. C’est à cette tradition vivante que la prière des moines emprunte aujourd’hui encore sa forme chorale.

Si le grégorien est un chant pour ainsi dire angélique, les moines qui lui prêtent leur voix sont bien des hommes, avec toutes leurs limites. Qui plus est, un chœur de moines n’est pas une chorale, un groupe qui se serait rassemblé sur le critère d’un attrait spécial pour le chant et d’une certaine compétence vocale et musicale.

Le monastère réunit simplement des hommes qui ont entendu l’appel de Dieu, et qui s’efforcent de chanter ensemble, dans la grande diversité de leurs dons et de leurs capacités musicales,
dans les moments de lassitude aussi bien que de joie,
à longueur de jour, d’année et de vie.

Les anciens moines, confrontés aux mêmes difficultés, n’en étaient pas moins conscients de la perfection demandée par la louange divine, et prenaient au sérieux le verset du psaume : in conspectu Angelorum psallam tibi – en présence des Anges je te chanterai (Ps 137,1), considérant qu'ils devaient « prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes, considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos… »

« … Saint Bernard de Clairvaux utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la « région de la dissimilitude » […]. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être, et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. »

Benoît XVI, Discours au Collège des Bernardins, 12 septembre 2008

En rappelant dans sa Règle que les moines chantent en présence de Dieu et de ses Anges, « Benoît voulait certainement dire aux moines qu’ils devaient réfléchir au fait que les Anges sont silencieusement présents au chœur, qu’ils entendent, et que le chant doit être tel qu’ils puissent l’écouter.

Mais nous chantons aussi avec eux. Nous devrions ainsi « incliner l’oreille du cœur », comprendre pour ainsi dire de l’intérieur le chant des Anges, nous y accorder et chanter avec eux. Ce « chanter ensemble » inclut ensuite naturellement la communauté entière des saints de toutes les époques et de tous les lieux. »

Benoît XVI, discours à une délégation de l’école supérieure de musique d’église de Ratisbonne, Castelgandolfo, le 28 septembre 2007.

Il n’y a qu’une seule liturgie, sur la terre et dans le ciel ; et si le chant des moines doit être tel qu’il ne trouble pas l’harmonie de celui des Anges et des Saints, cette exigence redoutable a donc sa contrepartie dans le fait qu’il est comme soulevé et racheté par eux.

Lorsque les cœurs sont véritablement donnés à Dieu et qu'ils cherchent sa gloire, les imperfections et les carences de l’humble chant monastique d’ici-bas se trouvent purifiées par la louange angélique dans laquelle il se fond.

Serviteurs de la prière de l'Église et de sa contemplation des mystères du Christ, dépassés avec bonheur par la beauté de ce qu'ils ont à chanter, les moines peuvent bien prendre pour devise l'exclamation de saint Paulin de Nole :

Ars nobis una fides, et musica Christus

"Il n'est pour nous qu'un seul art, la foi, et une musique, le Christ."